Le rang d'arrière-fleuve
en Nouvelle-France

par

Louis-Edmond HAMELIN

professeur émérite de géographie
Université Laval, Sainte-Foy (Québec), G1K 7P4


Résumé

Le « rang d'arrière-fleuve », désignant les lignes d'établissements ne touchant pas au Saint-Laurent, constitue une phase essentielle dans la consolidation du système rangique. Quelques sous-types de « rang intérieur » ont deux rangs simples dos à dos, rangs parallèles en profondeur, deux rangs de rivière se faisant face, écoumène d'interfluve, côte double, rang d'affluent. Contrairement à des énoncés, le rang d'arrière-fleuve a pu être presque contemporain du rang du fleuve.

L'ensemble du paysage rural ne présente pas les traits réguliers attendus; la carte de Gédéon de Catalogne montre moult variations dans l'orientation, la largeur et la profondeur des lots, le nombre de terres par rangée, la superficie du rang, l'interruption des rangs du fleuve par des rangs d'affluent (1709). À L'Assomption, seulement 20 pour cent des lots ont les « trente arpents » des romans. Les clôtures, d'une longueur déjà étonnante, caractérisent le paysage campagnard. Les déterminatifs premier et deuxième de même que les génériques et spécifiques des toponymes de rang sont l'objet d'un flottement notionnel et de synonymie. Le nombre total des rangs du fleuve et des rangs d'arrière-fleuve demeure faible; en 1700, il n'y a encore que 1 pour cent de tous les rangs qui seront un jour créés au Québec, mais ce paysage agraire sera durable.

Abstract

« Rang d'arrière-fleuve » : these line villages, which do not border the St. Lawrence River, correspond to a major period in the long-lot system. Some sub-types have rows of lots joined at their backs, repetitive single ranges inside the bush, two arrangements facing each other across a river, double concessions, and colonization along a tributary stream. Near inland settlements have almost the same age as shore settlements.

Rural landscapes show an irregular pattern. Gédéon de Catalogne mapped, in 1709, variations pertaining to dimension of plots, including position, width, depth, number per row and row surface area, and row discontinuity caused by tributary streams. Heavy fences are also a characteristic. Place-name study indicates some inconsistency in the use of First, Second, and in basic components; synonyms were numerous. The French Régime did not produce a great number of rows; by 1700, they represented only 1 per cent of all concessions eventually created in Québec, but their impact on the landscape has been long-lasting.



L'un des traits les plus caractéristiques du Québec réside dans le paysage agraire. En fait, la forme très dominante de l'habitat rural est celle d'un alignement d'écoumène rendu, dans la langue courante, par un bon nombre d'entités lexicales où se retrouvent côte, concession et surtout rang. Ce type d'occupation pourrait être ainsi défini : « territoire arpenté de 5 à 25 km2 composé de lots allongés et habités, traversé par une voie de front bordée de bâtiments alignés, non autonome au plan administratif, d'économie primaire, dénommé, identifiable culturellement ». Les quatre principaux constituants de ce terroir sont des lots (rectangulaires et parallèles), un chemin perpendiculaire, une suite de maisons en ligne, des résidents (dont leur état d'âme).

Sous le Régime français, l'implantation des alignements comprend deux temps dont chacun comporte une incidence spatiale. Le premier commence après le premier quart du XVIIe siècle; la colonisation riveraine, alors intimement liée aux processus de la découverte par mer de terres « neuves », utilisera entre autres, côte pour parler de toutes formes de peuplement, y compris les embryons de colonisation en longueur. Le second se fait connaître peu après et il concerne, déjà sous la dénomination principale de rang, des expériences d'habitat s'inscrivant au-delà des rives strictes du Saint-Laurent.

Ces deux phases d'occupation (rangs du fleuve, rangs d'arrière-fleuve) seront, au XIXe siècle, suivies de deux autres, celles du range of township et du rang de canton (Hamelin 1986). Ici, seul le rang d'arrière-fleuve sera considéré.

Tableau 1
Caractéristiques des types de rang d'origine.
Géographie et terminologie. 1625-1760

Aspects

Rang du fleuve (côte)

Rang d'arrière-fleuve

Ethnie dominante
Chronologie (début)

Français
2e q. du XVIIe s.

Can. français et Français
mi-XVlle

Longueur, rang
Orientation, rang
Profondeur, rang

env. 8 km (a). 5 km (aa)
SO-NE (a). SO-NE (aa)
7,19 km (a). 2,79 (aa)

mo: 4 km (b)
SSO-NNE. SO-NE. N-S (b)
mo: 1,5 km (b)

Tenure, lot
Ind. allongement, lot
Superficie, lot

roture
1/39 (a). 1/15 (aa)
176 ha (a). 50,5 ha (aa)

roture
1/7 (b)
env. 32 ha (b)

Toponymes représentatifs

Côte St-François-Xavier, Rang du Fleuve (Cap-de-la-Madeleine)

Chemin de front du 2e Rang (Lauzon),
Côte Notre-Dame-des-Neiges (Montréal)

Vocabulaire (partiel)

côte, commune, batture, prairie, front, seigneurie, rang (simple), concession (acte; lot)

deuxième rang, paroisse, chemin de rang, trécarré, about, rang de rivière, clôture, cordon, profondeur, montée,concession (rang)

NOTES:

(a) Côte-de-Beaupré, 1663
(aa) Nouvelle-France, 1663
(b) Paroisse de l'Assomption, vers 1750

Notion de « rang intérieur »

À la fin du Régime français, les voyageurs nous ont donné l'impression qu'en naviguant sur le fleuve, ils pouvaient « voir toutes les maisons de Canada ». Une telle affirmation, en plus de laisser entendre que le type de l'habitat était aligné, semblait confirmer le ouï-dire que le peuplement était sans aucune profondeur, que tout n'était qu'en « devanture ». Dans ces conditions, le thème des établissements seigneuriaux situés au-delà du littoral ne devrait pas intéresser. Or, il en importe pour la compréhension même du rang comme système. C'est durant cette phase de consolidation que des expressions comme about, chemin de rang, clôture, cordon, côte double, deuxième rang, montée, profondeur, rang de rivière, et même rang se sont précisées; la plupart d'entre elles vont acquérir plus d'un sens au Québec (tableau 1).

Il faut admettre les limites de nos connaissances. D'une part, les archives sont loin d'avoir livré toutes leurs informations. D'autre part, on peut facilement imaginer que de nombreux petits défrichements n'ont jamais été l'objet d'une documentation appropriée; semblable méconnaissance devait s'appliquer aux héroïques individus qui allaient seuls ou avec des Autochtones tracer des sentiers et portages vers l'intérieur, entreprises de reconnaissance qui précédaient l'implantation d'établissements. En outre, par leurs propres limites techniques et idéologiques, les dessinateurs français de l'époque n'avaient guère l'habitude de faire voir les chemins et pas du tout celle de rendre le système agraire aligné (Dainville 1964). Une telle cartographie ne pouvait donc pas figurer le tout d'un rang, forme originale; elle se contentait d'utiliser un symbole de champs carrés, façon incorrecte de traduire l'écoumène spécifique du Saint-Laurent. Cette méthode insuffisante va également être celle de Gédéon de Catalogne qui, en 1709, n'indique ni chemin de rang ni habitations, pourtant deux éléments typiques de l'habitat régional. D'autres carences toucheront les documents anglais de la fin du XVIIIe siècle. La carte, si éloquente au sujet des situations récentes, ne constitue guère un outil pour les époques coloniales reculées (Murray 1760-62).1

Les terroirs rangiques vont être découpés à même un immense espace seigneurial (déjà 4 500 000 d'ha en 1663); en principe, celui-ci ne se prêtait pas nécessairement au système du rang. De toute façon, comme les territoires à coloniser sont disposés à partir du Saint-Laurent, les premiers rangs le seront également (à l'exception de certains peuplements d'affluent et d'interfluve). Cette situation générale donnera l'apparence d'une double longueur d'habitat : celle de chaque ligne de rangs, celle de leurs villages.

À cette époque pré-technique où les conditions locales influençaient fortement l'implantation des occupations, la non-uniformité topographique de la Plaine laurentienne a conduit à des variations dans le type aligné d'habitat. Par exemple, les basses prairies peu consolidées de la Côte-de-Beaupré et du Lac-Saint-Pierre vont empêcher l'établissement des maisons et des chemins « roulant » qui devront trouver, en retrait des rives, des sites plus fermes. Ailleurs, marécages, deltas sableux, moraines mal fossilisées par la nappe d'argile de même que des buttes rocheuses commandent l'interruption des « lignes d'établissements » ou une déviation dans la linéarité des traits. Par endroit, un relief plus vigoureux – contact Plaine / Laurentides, contact Plaine / Appalaches – ou même modestes vallées, concavités de glissements de terrains ou talus raides des terrasses Champlain semblent orienter l'alignement des maisons, chemins et routes; les édifices s'installent en bas ou au sommet des petits abrupts, comme l'expriment les toponymes Pied-de-la-côte et Chemin d'en-Haut. Des rangées sont dites croches.

L'espace seigneurial comme tel2 s'est comporté comme une variable dynamique, des facteurs favorisant ou défavorisant sa mise en valeur agricole et partant le nombre total de rangs à établir et le nombre d'habitants par rangée. Le développement des techniques de circulation et de communication a modifié les états d'éloignement et d'isolement. Le déboisement et un certain réchauffement naturel ont combattu la froidure des terres. Par contre, la culture « grain sur grain » a épuisé les sols et fait abandonner plusieurs lots. Au XVIIIe siècle particulièrement, la subdivision des terres d'origine dans les vieux alignements accroissait la charge démographique locale et jouait contre la création de nouveaux peuplements dans les profondeurs. L'espace seigneurial n'a donc pas été une donnée fixe; celle-ci a varié en fonction de facteurs tels le climat, l'économie, les façons culturales, et l'a fait suivant les régions et les périodes.

Quant à la question fondamentale du choix initial de s'établir le long du fleuve ou à l'écart de lui, la première localisation offrait des avantages certains. Le faible nombre de colons, leur inexpérience de l'Amérique, une psychologie favorable à la mobilité (continentalisation politique et économique), les avantages du Saint-Laurent, de ses communes et de ses battures pour le transport, la cueillette et la pêche, l'écran de la forêt, la crainte des Amérindiens, la lenteur des travaux d'arpentage, l'état des voies de pénétration, l'interruption dans le sens longitudinal des peuplements riverains (soit pour cause naturelle, marécages au lac Saint-Pierre, soit pour causes humaines, seigneuries non développées ou espaces non concédés) de même que l'essai infructueux de la formule de l'habitat groupé sous Talon fournissaient des explications à la colonisation limitée dans un intérieur même proximal. Malgré ces facteurs et d'autres, à la fin du Régime français, plus de la moitié des rangs vont se trouver à l'écart même du fleuve. En 1721, le Grand Voyer avait noté l'existence d'un 3e rang à Boucherville; d'après les Aveux, Lespinay rejoignait un 7e rang en 1732.

Le rang d'arrière-fleuve renvoie au concept d'une rangée non riveraine qui, pour une part, correspond à un deuxième rang. Le fait semble avoir existé d'abord en Europe; la France a l'alignement rural de Saint-Jacques d'Aliermont et celui de Notre-Dame d'Aliermont situé parallèlement à deux km plus loin. Le phénomène « pluri-rangées » s'est surtout répandu aux Pays-Bas.

Au Québec, considérons les dimensions initiales de ces habitats non riverains; ils auront une profondeur réduite par rapport à celle des établissements de la Côte-de-Beaupré. Les rangs d'arrière-fleuve seront courts et d'abord incomplets; très peu auront plus de trente censitaires, beaucoup quinze et la plupart quelques-uns seulement; dans leur phase d'implantation, de nombreux foyers apparaissaient « petits » aux plans de leur étendue et du nombre des parcelles occupées, constatation d'ailleurs valable pour la première phase de chaque type de rang au Québec; l'inachevé a taxé au moins le début des phases colonisatrices.

Les XVIIe et XVIIIe siècles ont vu plusieurs « patterns » d'établissement d'un autre peuplement dans le voisinage d'un premier : deux rangs simples dos à dos (Île d'Orléans); débordement et assistance fonctionnelle d'un rang de rive à l'endroit d'un alignement en devenir et situé immédiatement à l'arrière; rangs de bordure se faisant face; occupation de l'interfluve – petite mésopotamie – entre le Saint-Laurent et un affluent à cours quasi parallèle (région de Montmagny et du Richelieu ainsi que dans des archipels); côtes doubles (donc non riveraines); colonies intérieures soutenues latéralement et perpendiculairement (rangées à la Colline de Québec, XVIIe siècle). La variété de ces dispositions dans l'extension de l'habitat reflète, pour une part, les travaux d'arpentage qui, à l'époque, se faisaient d'une manière indépendante dans chaque seigneurie. Il est même arrivé que le deuxième rang spatial ne fût pas le deuxième rang chronologique (Mathieu et Brisson 1984, 118).

Pierre Deffontaines s'est intéressé aux modalités de l'éloignement de l'habitat de la voie laurentienne. « On a commencé à ouvrir des seconds rangs au XVIIIe siècle... L'apparition du second rang fut une des plus importantes dates dans l'histoire des formes de peuplement » (Deffontaines 1953). Il est vrai que beaucoup de documents fournissent des exemples de deuxième et de troisième rangs au cours de la première moitié du XVIIIe, p.e., en la seigneurie de Lauzon ou à Port-Joly. Kalm (1749) fait une description en 1749 d'une région à plusieurs peuplements. Pour 1725, on peut évaluer qu'environ le tiers des paroisses avaient plus d'un rang. La France n'avait pas attendu un siècle pour ouvrir des peuplements en arrière de celui du rivage, reproduire la formule vers l'intérieur et rendre systémique le type d'habitat laurentien.

La première rangée intérieure apparaît presque contemporaine à la rangée de front. Le fait est clair dans la banlieue de Québec où d'ailleurs le phénomène, sous la mention côte, a débuté au Québec. En 1663, « en s'éloignant du fleuve vers le N.-O., au droit de Sillery, la Côte Saint-François-Xavier située en bordure fait place à la Côte Saint-Ignace », puis cette dernière à la Côte Saint-Michel (donc déjà trois rangées de lots). Un peu en aval, à Beauport, des fronts de terres « ne donnaient pas sur le Saint-Laurent » (Trudel 1973). À Montréal aussi, des embryons d'établissements intérieurs existaient. Au total, en Nouvelle-France, en 1663, sept lieux-dits avaient des déserts hors rives. À cette date, des troisièmes rangées avaient même commencé à apparaître, et dans cinq lieux différents. Bref, à considérer globalement les terres concédées, le nombre d'habitants et les essarts, plusieurs rangs (et embryons) n'avaient pas directement pignon sur le fleuve. Ces estimations sont comparables à la situation montréalaise de 1702 où 36 pour cent des vingt-cinq côtes se trouvaient à l'intérieur (Beauregard 1984); elles sont trop importantes pour ne relever que du hasard; dès le milieu du XVIIe siècle, le rang intérieur avait fait son apparition. À certains endroits, la tranche occupée comprend même une certaine profondeur : en 1709, on compte huit à dix rangées parallèles à partir du fleuve en additionnant les établissements contigus de Cap-Rouge à ceux de la Nouvelle-Lorette. Ailleurs, les embouchures et les deltas favorisaient le renflement de l'habitat et son éloignement des rivages initiaux.

Les pénétrations vers l'intérieur ne se font pas universellement; elles s'étendent des « têtes de pont » (Courville 1981) que sont les principales agglomérations de Québec, Trois-Rivières et Montréal. Cette colonisation de proche en proche s'est montrée péri-urbaine (dans le langage d'aujourd'hui) avant de gagner l'arrière des rangs littoraux qui n'étaient ni fortement peuplés ni hâtivement fondateurs ni situés au droit d'un affluent.

Désert

Dans le langage cartographique, un mot semble définir les débuts de colonisation, c'est désert. En ancien provençal, eissart signifiait « terre défrichée » et, lors des découvertes, essart faisait partie du vocabulaire de la France du Nord; lui aussi, il est venu au Canada3. Dans la région de Québec, plusieurs lieux de déboisement portaient le générique Désert, soit Saint-Michel, Petit Saint-Joseph, Grand Saint-Joseph, Grand Saint-Bernard, Petit Saint-Bernard, Grand Saint-Paul, Petit Saint-Paul, sans compter un désert sur la rive sud de l'île d'Orléans, trois « déserts abandonnés » et quelques lieux-dits semblables mais ne comprenant pas ce terme (Villeneuve 1688). Pour sa part, Marie de l'Incarnation (Lettre, 25 juin 1660) en décrit un autre au Petit-Cap. Ces embryons agricoles possèdent des traits rangiques : ils forment des alignements; ils sont parallèles; le désert de Saint-Michel est situé plus loin du fleuve que son vis-à-vis d'en avant, le désert du Petit Saint-Joseph; environ 1,9 km les sépare. Ces deux ou trois rangées de déserts sont à l'arrière des côtes qui, elles, sont plus près du fleuve; ces côtes auraient-elles été des déserts au départ? Au total, de Sillery vers les hauteurs de Charlesbourg, c'est cinq ou six rangées d'établissements – côtes et déserts – que l'on trouve. Les déserts de 1688 ont préfiguré la structure des rangs dans un secteur de la périphérie de la ville de Québec.

La phase française dite désert s'est aussi fait connaître en Mauricie et à Montréal; ici, un terrier (1781) présentant le « dénombremens » mentionne les niveaux de défrichement des terres : arpents en « bois de bout », « désert », « fredoche » (broussailles; repoussis), terres labourables et prairies. À L'Assomption, en 1731, 15 pour cent de la surface des terres étaient labourables.

Bref, il faudrait se garder de considérer le mot désert dans son sens usuel de zone aride et presque inhabitable; au contraire, il s'est agi au Canada de la première phase d'un habitat fixe. Près de l'aéroport de l'Ancienne-Lorette, le toponyme toujours vivant Les Grands Déserts est sans doute l'écho d'anciens déboisements. À l'Île d'Orléans, désert serait employé pour désigner des défrichés récents. Le mot signifie aussi « clairière naturelle ».

Rang de rivière

À partir du Saint-Laurent, l'occupation des terres du proche intérieur était favorisée par la présence des affluents. La colonisation des « bords du fleuve » pouvait être suivie de près par celle des terrasses des rivières voisines; dans plusieurs confluences, à en juger par l'attribution des lots, le décalage ne durait qu'une ou deux décennies.

Se posaient des problèmes d'arpentage, puis d'occupation. Devait-on ignorer l'orientation des décharges (et paralléliser les nouvelles rangées sur celle du premier rivage) ou en tenir compte d'abord? En d'autres termes, ce type de rang intérieur serait-il parallèle ou perpendiculaire aux affluents? Si l'on choisissait une formule de rang axé sur le tributaire, commencerait-on à l'implanter immédiatement sur les rives de la « grande rivière » (dans cet espace précis, le rang du fleuve n'existerait pas)4 ou immédiatement en amont de cet espace ou bien au-delà? La majorité des apports étant petits, c'est le Saint-Laurent comme axe qui a triomphé dans la plupart des cas.

Cependant, là où l'on a reconnu la personnalité des affluents, les réponses furent originales et hâtives. Coste de rivière existe en Acadie (1616). Au Québec, trois des premiers bouts de rangs de cours d'eau, du moins au plan des concessions des terres, ont pu être les établissements donnant sur le Saint-Maurice à Trois-Rivières, la Saint-Charles à Québec et les rivières Saint-Martin et Saint-Pierre à Montréal. Le Terrier (1663) et le témoignage de De Meules (1683) montrent des rangs initiaux : ceux du fleuve et des embryons de rangs intérieurs. Entre temps, Talon qui concède des seigneuries le long du Richelieu en 1672 crée une autre condition favorable au développement des rangs de rivière, et ceux-ci deviendront parmi les plus caractéristiques du Régime français. Toujours au XVIIe (1698), un arpenteur dresse à partir d'un ruisseau un plan de concessions sur le flanc occidental du Mont-Royal. La carte Trois-Rivières (Gédéon de C. 1709) indique aussi l'influence des affluents sur le lotissement. Au troisième quart du XVIIIe siècle, les premières cartes anglaises montrent un certain nombre de rangées le long des tributaires.

Malgré ces informations et bien d'autres, toute généralisation sur les rangs de rivière constitue une entreprise difficile (figure 1). Un premier embarras notionnel concerne la différence entre le relevé géographique et le concept historique. Dans l'habitat rangique, rivière devrait être pris pour tout cours d'eau et s'étendre à tout « chemin coulant » : ruisseau, rivière proprement dite, fleuve, estuaire, (même lac). Or, l'histoire n'a pas retenu cette parenté des organismes hydrographiques dans leur incidence sur l'habitat; en conséquence, elle a réservé l'appellatif rang de rivière aux rangées des affluents du fleuve et des affluents de ces affluents; ainsi, les premiers rangs directement installés sur le Saint-Laurent, bien que techniquement des rangs de bord de l'eau, ne sont pas reconnus pour être des « rangs de rivière ». Le Québécois voit plutôt ces derniers dans l'intérieur, proche comme à Sainte-Anne-de-la-Pérade ou lointain comme dans la moyenne Chaudière et même à la Rivière-Rouge au Manitoba. Respectant cette perception dominante, nous avons donc traité à part rang du fleuve et rang de rivière. Les difficultés majeures ne viennent cependant pas de ces légères fantaisies sémantiques, en l'honneur de Sa Majesté le Fleuve! Une étude complète de la notion « rang de rivière » devrait considérer l'époque de l'arpentage et de l'occupation, l'importance de l'affluent, la topographie du fond et des versants de la vallée (a joué dans Charlevoix), les contours des rivages à l'embouchure (Saint-François et Yamaska), la marée de certains affluents, la section du cours d'eau (il est rare que des rangs de rivière habillent tout le cours), le jeu d'autres facteurs (l'orientation des rangs du Richelieu tient peut-être à celle du Saint-Laurent à Contrecoeur / Verchères) sans compter qu'il s'est produit des modifications d'arpentage afin de créer après coup des accès à l'eau. Tous ces éléments conduisent à des variations régionales.

Figure 1
Groupe de rangs près d'une confluence laurentienne. Québec, mi-XVIIe siècle.

Note: Répartition schématique conforme à des situations historiques; voir
cartes Bourdon (1641), Villeneuve (1688), Gédéon de Catalogne (1709, 1915),
Murray (1760-62), Trudel (1973), Harris (1984, 1987), et Courville (1981).

domaine du seigneur [1]
rang du fleuve [2,3]
rang de rivière [4,7,8]
rang d'arrière-fleuve (simple) [5,6,9]
rang d'arrière-fleuve (double) [10,11]
rang de rivière (arpentage seulement) [12]
about [13]
commune riveraine [14]
orientation des lots vers le chemin [->]
cours d'eau affluent
église [é]
mission [m]
Les lots, bâtiments et chemins ne sont pas indiqués.

Le concept « rang de rivière » a beaucoup évolué. Au début, le cours d'eau faisait partie de l'écoumène (même s'il était en dehors de la propriété), tenant des fonctions de liaisons (transport) et d'exploitation (pêche, glace, eau domestique); à certains endroits, le mot ruisseau a remplacé celui de rang dans l'expression les Habitants du premier ruisseau; de même les odonymes Chemin de la Canoterie, Beaurivage, Fronteau5 et rang du bord de l'eau sont bien représentatifs de ce peuplement fort influencé par l'hydrographie. Par la suite, une fonction industrielle s'est ajoutée; les chutes fournissant l'énergie, le rang de la rivière a pris, en plusieurs cas, l'appellation rang du moulin. Puis quand l'expansion agricole a poussé les colons à s'installer sur les interfluves, les cours d'eau n'avaient guère de rôle positif à jouer dans les nouvelles rangées. Enfin, pour des raisons touristiques et esthétiques, l'eau attire de nouveau, et des résidences viennent (ou sont venues jusqu'à la loi du zonage agricole) s'installer dans des peuplements de rivière. Au cours de sa carrière, le même désignant n'a donc pas toujours rejoint le même désigné.

Le chemin a subi des modifications de tracé. Même dans les premiers rangs de rivière, il n'était pas toujours à proximité du lit ou dans le fond de la vallée; pour des raisons naturelles – marécages, versant difficile, glissement de terrain, inondation – il a su se tenir à l'écart des rives; les établissements au long des rivières Yamachiche fournissent des exemples démonstratifs de ces adaptations. Les chemins de rang (dans les habitats de rivière) étaient plus indépendants de la nappe d'eau que le chemin de halage utilisé ponctuellement par la navigation ainsi que par les « charrettes et bestiaux » (1665). Quand le chemin se tient à respect du cours d'eau, il s'installe soit à même le versant (le coteau dans la Beauce), soit immédiatement sur le bord supérieur de la vallée, soit au-delà dans la plaine dominante; souvent, il coupe les lots qu'il dessert. Conceptuellement, l'ensemble du rang est plus associé au réseau hydrographique que ne l'est son chemin.

Au nombre des contextes historiques des rangs de rivière se trouvent ceux du Richelieu. « Les magnifiques terres planes de ses bords tentent les colons, soldats libérés, jeunes paysans des bords du fleuve, émigrants de France; ... Saint-Denis a 15 foyers en 1735, 22 en 1740, mais 160 en 1775. À l'amont, il y a déjà des habitants autour des forts. Les seigneuries de Foucault, de Noyan à l'extrême sud sont concédées en 1773 » (Blanchard 1953). Le rang de rivière constituait un moyen plutôt accueillant d'ouvrir des rangées intérieures. Bref, il pouvait apparaître plus avantageux en s'éloignant du fleuve, d'ouvrir des rangs d'affluents que d'installer tout simplement un deuxième rang en arrière d'un premier : les alignements de la rivière Bayonne dans le premier cas, de l'arrière de Lanoraie dans le second.

Rang double. Côte double

Le Régime français a pratiqué la formule des rangées doubles suivant en cela d'anciens exemples européens; elle correspondait à un vieux concept de disposition des habitations dans les bourgs, bien sûr, mais aussi dans les terroirs à habitat, tant serré que dispersé. On a défini la structure d'arpentage du rang double comme étant une communauté de deux rangs dont chaque devanture donne sur un même chemin de services; la notion « double » s'applique au chemin central. Le rang double installe obligatoirement ses dépendances des deux côtés de la voie.6 Dans le comptage du nombre total d'alignements, deux unités sont à considérer dans chaque rang double. Au plan des résidences et par rapport au rang simple, le rang double se rapproche de la notion européenne de « dorf »; il demeure néanmoins un village-rue non serré du tout. Si le long du chemin, la densité des édifices et de la population est en moyenne multipliée par deux, ces valeurs demeurent les mêmes pour l'ensemble de deux rangs autonomes comparables. Le rang double, tout comme le rang simple d'ailleurs, ne perd rien de la description formelle de la chose, à savoir d'être une occupation en longueur, comportant des résidences sur des lots rectangulaires principalement agricoles, et témoignant d'une culture rurale.

La notion de « double » a évolué. Des expériences ont précédé la presque universalisation du type sous le générique rang; il semble y en avoir eu au moins trois. La première a pu consister dans la localisation rapprochée de deux rangs simples autonomes; ces rangées ne se tournant pas le dos devenaient « associables ». La deuxième met en cause une commune; lorsque tôt, le Régime français a individualisé ces endroits publics non plus à même des prairies naturelles et riveraines du fleuve mais dans les profondeurs proches, il a établi une commune entre deux rangées de lots; l'espace mitoyen de divers usages va devenir le lieu des déplacements par l'ouverture d'un « chemin de charrette » au bénéfice des deux peuplements rapprochés: « ... la Côte Notre Dame de Liesse, laquelle côte comprend deux Rangs d'Habitations, séparées par une Commune de deux Arpens, au milieu de laquelle passe le Chemin du Roi » (Perrault 1969, 235; réfère à la Déclaration de 1781). « Dans la coste de St Leonnard, que dans le premier Rang et du costé gauche de la de Commune... Que dans le second rang au costé droit » (Aveu 1731, 104). Cette deuxième expérience concernant la notion de deux rangées se rattache également à des modes internationaux, comme l'indique la description du vieux Zeilendorf (Uhlig 1972). Troisièmement, l'association de deux rangs simples le long de chaque rive d'un ruisseau, d'une rivière ou même d'une large vallée ancienne; par analogie, on pourrait considérer l'eau comme correspondant à cet espace intermédiaire de services communautaires entre deux peuplements dont les maisons échelonnées se font face ou presque. À la fin du XVIIe, il en fut ainsi à Montréal de la première occupation de Notre-Dame-des-Neiges. Kalm en donne un autre exemple à la rivière de [sic] Loup (future Louiseville). Gérin (1898) emploie à Saint-Justin le qualificatif doubles, à la fois pour les lots et les chemins : « Le Grand-Bois-Blanc et l'Ormière sont doubles, les habitations de deux rangées de terres parallèles s'échelonnant le long de chemins également parallèles et voisins, séparés seulement par un ruisseau ou ravin ». Le Québec n'était pas seul à s'intéresser aux rangées associées; vers 1643, la Nouvelle-Angleterre avait installé des alignements de chaque côté d'une même rivière (Scofield 1938).

Ici, peu importe les prototypes du doublement des rangées, elles ont besoin d'un minimum d'espace pour se développer; se pose alors la question de l'existence ou non de cette formule de lotissement à l'intérieur des îles laurentiennes; au début, les territoires insulaires, riverains, offraient des avantages aux colons. L'île d'Orléans aurait pu avoir un long rang double (30 km) avec un seul chemin au centre, mais ce fait a dû apparaître moins avantageux que le système d'un rang de bordure (66 km) divisible en paroisses. Il en fut ainsi du « bout de l'île » de Montréal, des deux extrémités de l'île Jésus et ailleurs : île du Pads, Isle Verte, île aux Oies et île aux Grues. Par contre, dans le centre obèse des grandes îles de l'archipel d'Hochelaga, il y avait place pour l'expansion du peuplement; au début du XVIIIe, à la fois dans l'île de Montréal et à l'Ile Jésus, apparaît une première série de « deux rangs d'habitants »; au cours du même siècle, l'île de Montréal comprend deux séries de rangs associés (sens NE-SO) et trois séries consécutives de deux rangs (sens NO-SE). C'est ainsi que, du début du XVIIIe au deuxième quart du XIXe, le nombre des unités de peuplement à deux rangées par rapport au nombre total des rangées dans l'île de Montréal s'est élevé de 15 pour cent à 30 pour cent environ. Le fait d'avoir deux rangs jumelés – en dehors d'utiliser le générique de côte – ne représentait pas une révolution dans les conceptions centenaires et pluri-ethniques de l'habitat aligné. De plus, la bande intermédiaire entre les deux rangs, qu'elle fût de fonction communale ou hydrographique, n'a servi qu'un temps;7 dans le premier cas, elle a évolué en un rang double caractéristique (les dites rangées s'appelaient d'ailleurs rangs); dans le second, la bande faisant barrière d'eau, chacun des rangs simples d'origine, devenu plus autonome, a utilisé son propre chemin. Par extension, des écrivains ont parlé de rang double pour ces deux rangs simples vis-à-vis.

Au sujet de la dénomination de ce phénomène de convergence des terres et des gens vers un même chemin qui voit ainsi son achalandage au moins doublé, une autre confusion se dresse : celle de l'utilisation par certains auteurs d'un langage postérieur pour décrire des situations anciennes; dans l'île de Montréal, on semble avoir qualifié de côtes doubles des formes qui n'avaient pas été dites telles; l'expression n'apparaît ni dans Gédéon (1915) (extraits 1712 et 1714) ni dans l'Aveu de 1731 ni dans Carver (1776); un « inventaire détaillé de l'île de Montréal », bilan de l'entreprise coloniale française, ne l'utilise ni dans le texte ni dans l'index ni dans le glossaire (Perrault 1969). Une semblable achronie affecte le syntagme côte triple employé en 1980 pour une situation de 1702.

Au Québec, où trouver le premier emploi de double? Lahontan (1683) n'en parle pas ni E. Salone (1905) qui publie une histoire détaillée de la colonisation de la Nouvelle-France. De toute façon, double s'est grandement répandu par la traduction du double anglais, à la suite de l'arpentage des townships au Québec qui commence peu avant le XIXe siècle. Au moment où double s'installe, côte (au sens « peuplement aligné du Québec » et dont la grande majorité des sites ont toujours été riverains) perd de la force dans la désignation de nouvelles rangées intérieures. Le retard de double et le retrait de côte feront que le premier terme aura peu d'occasions d'être associé au dernier; côte double existera cependant. En conséquence, double deviendra plutôt le déterminatif de rang; les appellations rang double seront énormément plus nombreuses que celles de côte double, dans les désignations initiales ou finales. Bref, des rangées face à face sont apparues antérieurement aux expressions, et ces dernières seront surtout liées au rang double classique du XIXe siècle.

Variabilité des formes agraires

L'irrégularité générale du paysage cadastral a-t-elle été bien perçue? Admettons que plusieurs auteurs ont exagéré l'aspect monotone, répétitif, parallèle et infini des bandes de lots.

Des quatre périodes de l'établissement des rangs au Québec méridional, c'est au cours de celle des rangs d'arrière-fleuve (de 1650 à post-1800) que la direction cardinale de groupes de rangs, les uns par rapport aux autres, fut la moins uniforme.

Ces variations peuvent être constatées à la fois dans les archives et dans des documents contemporains. Les cartes des gouvernements de Québec et de Trois-Rivières de Gédéon de Catalogue (1709) montrent, au-delà d'une régularité schématique, tous types de variations dans la disposition des choses : changements dans l'orientation cardinale, la largeur et la profondeur des lots, le nombre de terres par rang, la superficie du rang, l'interruption ou non du rang du fleuve au droit des affluents.

D'une façon spécifique, le plan cadastral de Batiscan de 1725 comprend trois directions cardinales dont deux seront plus tard reprises dans les profondeurs; chacune de ces directions intéresse un territoire équivalent en espace, ce qui fournit déjà un indice de non uniformité; le type de rang du fleuve (avec ses terres plus étroites) n'existe qu'à l'ouest de la rivière; les lots des deux rangs de rivière ne font pas le même angle avec le cours d'eau; seul le rang du fleuve a son chemin. Cependant, partout les terres sont allongées, les maisons alignées au même bout du lot, et chaque rangée donne sur une voie (d'eau ou de terre). De son côté, le tableau que Roy (1967) fournit des terres de l'Assomption avant la Conquête indique une profonde irrégularité morphologique, que celle-ci soit d'origine ou non; il y a neuf classes de largeur et douze de longueur; la moitié des lots ont exactement les trois arpents classiques et seulement 18 pour cent les trente arpents des romans.8 Les indices d'allongement des parcelles sont rarement de 1/10, les deux principales classes se fixant à 1/7 et à 1/5.

Dans l'établissement des chemins de rang en particulier, on tenait compte des microconditions : pentes, marécages, cours d'eau, crans. Ainsi, la carte Murray(1760-62) montre très bien l'influence du grand talus sur l'orientation de plusieurs rangs dans la région Charlesbourg / Loretteville. L'histoire a contribué à la bigarrure des terroirs d'aujourd'hui. Par exemple, dans la paroisse de Sainte-Anne-d'Yamachiche, l'orientation peut changer d'un groupe de rangs à l'autre, même d'un rang à l'autre; en généralisant légèrement (car cette orientation n'est pas toujours unique à l'intérieur d'un même rang), la double direction des lots est NE-SO et NO-SE dans la Concession Sud de la Grande-rivière-Yamachiche, O-E dans une partie de la Concession Sud de la Petite-rivière-Yamachiche, N-S dans la Concession des Terres-de-Travers.9 Cet éventail fait contraste avec l'orientation régulière, NE-SO, des terres de la paroisse voisine de Saint-Barnabé qui appartient à une phase plus tardive d'arpentage et de peuplement.

Ces exemples d'irrégularité viennent atténuer les généralisations d'une structure agraire censée être pareille partout. Nous rejoignons le constat d'historiens:

Tableau 2
Nombre de rangs d'habitat. Québec. 1625-1755

Année

Quantité

Sources principales

1625

0

 

1640

3 à 5

Cartes Bourdon (1641). Doc. historiques

1660

15

Concessions seign. Terrier (Trudel 1973)

1710

160

Cartes Gédéon (1709). Stat. démographiques

1725

210

Aveux des seigneurs (Archives du Québec 1721-45)

1740

345

Statistiques démographiques

1755

520

Évaluation, à partir de la répartition de la population rurale, du nombre possible de rangées par paroisse, du nombre de paroisses, du nombre de fermes, de la superficie occupée...

Notes:

Données approximatives
Comprend les rangs du fleuve et les rangs d'arrière-fleuve.
Rangs « non uniformisés », c'est-à-dire qu'ils n'ont pas été réarrangés afin d'apparaître strictement comparables aux plans du nombre de fermes et du nombre de résidents par rangée.

Un survol de la colonie laisse croire que celle-ci se résume à un simple rideau de peuplement de part et d'autre du fleuve devenant de plus en plus ténu à mesure qu'on s'éloigne des pôles urbains. Il donne l'image d'un paysage quasi uniforme, voire monotone. Il présume de règles et de modes d'occupation quasi identiques. La description qu'offrent les aveux et dénombrements montre une réalité nettement plus complexe et plus diversifiée, plus riche du poids des multiples facteurs qui influencent la présence des individus dans le paysage laurentien et leur action sur ce paysage (Mathieu et Brisson 1984, 119).

Estimation numérique

Pour les XVIIe et XVIIIe siècles, serait-il possible de fournir des statistiques sur le nombre total (tableau 2) de rangées, peu importe les génériques utilisés pour nommer ces dernières? Malgré l'insuffisance des recherches, risquons quelques hypothèses. En 1663, à considérer le nombre des Seigneuries et des Fiefs, celui des terres arpentées et celui des peuplements identifiés,10 on pourrait entendre que le nombre d'embryons de rangées atteignait 50, dont 20 pour cent déjà situées au-delà de la bordure du Saint-Laurent; du nombre total, environ le quart pouvaient être déclarées « peuplements ». Les progrès seront lents si l'on en juge par la principale région, celle de Québec; en y comparant la situation de 1663 à celle de 1709, le nombre de rangs aurait augmenté d'environ 40 pour cent pour un total régional de 80 (Gédéon 1709); la proportion des rangs d'arrière-fleuve par rapport au nombre total de rangs s'élève, la colonisation continuant de s'éloigner lentement des rives laurentiennes. L'étude des Aveux et dénombrements faits par les Seigneurs vers 1725 permet d'évaluer à 210 le nombre de rangs et d'embryons de rang dans la vallée du Saint-Laurent; un peu plus de la moitié du total se trouvaient en situation riveraine.

Dans toute l'Amérique du Nord, en un peu plus d'un siècle avant 1760, cinq à six cents peuplements alignés ont été ouverts par les francophones; de telles indications numériques sont entachées d'un coefficient d'erreur élevé. Semble plus sûre cependant, l'estimation que la totalité des rangs du Régime français (rangs du fleuve, côtes, rangs d'arrière-fleuve) n'ait représenté qu'une minorité des peuplements dans les seigneuries;11 le plus grand nombre d'établissements dans ces dernières et dans les fiefs a eu lieu sous le Régime anglais et après.

Conclusion

Dans sa morphologie, le rang d'arrière-fleuve d'avant 1760 ressemble plus aux côtes (rangs) du bord de l'eau qu'aux ranges ou qu'aux rangs de canton à venir; le tableau 1 fait voir l'indice d'allongement et la superficie des terres de même que la forme respective des types d'alignement.

Tous les rangs sis dans la Plaine du Saint-Laurent sont loin de dater du Régime français. Le mouvement de colonisation régionale a continué jusqu'au deuxième quart du XXe siècle mais, durant ce temps, il a été influencé par les façons juridiques et figuratives des autres types de rang que l'on ouvrait aussi dans les Laurentides, les Appalaches et le Pré Nord. En outre, dans la Plaine, le remplissage a été entouré (et même physiquement pénétré) de ranges et de rangs de canton. Au plan typologique, la Plaine constitue l'aire rangique la plus hétéroclite du Québec.

Le rang d'arrière-fleuve, moins par son nombre que par ses agencements, ses interruptions, ses irrégularités, son statut économique et sa contribution langagière se présente comme le plus instructif des quatre types de rang du Québec méridional.

Remerciements

À l'occasion, les personnes suivantes ont bien voulu nous fournir une assistance documentaire : Benoît Dumont, agronome; Serge Courville, groupe de recherches en géographie historique; Fernand Martel du Service d'Arpentage du Québec; Jacques Mathieu, historien; et Yves Tessier, cartothécaire, tous de la région de Québec.

Notes

1 Il faut reconnaître que les cartes de Murray, Plan of part of Canada (1760-62), indiquant chemins et maisons, montrent l'alignement typique du rang mais cette fidélité se fait discrète concernant les termes français et les rangées à l'intérieur. Les champs, eux, de la « cultivated country » sont toujours représentés à l'européenne et suivant ses types d'habitat dominants.

2 Des seigneuries, on ne considère que l'aspect « espace » étant donné que les traits sociaux, économiques et juridiques ont fait l'objet d'excellents travaux.

3 En ce faisant, le mot a connu un glissement de sens, dû à la dissemblance des milieux méditerranéens et tempérés froids. Eissart en référant à l'action de défricher suppose une couverture végétale légère (friche jachère, ou forêt après incendie); d'ailleurs, sarire en latin classique veut dire « sarcler ». En Nouvelle-France, la couverture était non seulement arborée mais forestière; alors, strictement, l'on ne défriche pas, il faut déboiser, abattre les arbres. L'essart en Laurentie exige d'autres efforts que ceux en Provence; de grands travaux doivent être faits avant de sarcler. Cependant, un défrichement strict pouvait s'appliquer aux battures et « prairies ».

4 Cas à l'embouchure des affluents Bécancour, Bastiscan (côte est), Sainte-Anne (côte est). Gédéon de Catalogne (1709, carte Trois-Rivières). Le premier lot obtient ainsi une longue devanture sur le fleuve.

5 Fronteau est ambigu. On s'est peut-être servi de la terminaison eau afin de rendre la devanture hydrographique des rangs du fleuve en y voyant un front d'eau, front-eau ou front à l'eau. En fait, la carrière du mot n'est pas réduite à cette contingence. Fronteau, du latin et de frontel, avait, avant la découverte de l'Amérique, des sens précis en architecture et dans le vocabulaire de la marine. Au Canada, fronteau exprime « le bout d'une terre » (GPFC, 1930) ou la « limite donnant sur la ligne du bas du lot » ou « le chemin de front » ou « les deux extrémités du lot » (Dulong et Bergeron 1980). Par extension, le mot indique la largeur de la terre. Terme non associé obligatoirement à l'eau, fronteau sera employé pour des rangées intérieures, continentales, arrières, tels le Fronteau du Troisième-Rang et le Petit fronteau du Deuxième-Rang à Sainte-Anne-des-Monts ou le Rang des Fronteaux à Sainte-Rita. Fronteau (comme trait-carré, comme cordon) peut ne désigner que la limite en profondeur d'une rangée.

6 Dans un rang simple, des maisons peuvent se trouver d'un côté ou de l'autre du chemin, situation qui ne crée pas un rang double pour autant car il n'y a toujours qu'une seule série de terres; le chemin d'un tel rang simple ne peut être à l'extrême limite des lots.

7 À Notre-Dame-des-Neiges, en 1707, soit très peu d'années après son introduction, l'espace communal est cédé aux propriétaires du front. En 1778, on a redressé le chemin. Puis, l'invasion urbaine se fera progressivement.

8 La largeur des lots influence le nombre de ceux-ci à l'intérieur d'un rang. L'opinion publique et la littérature ont retenu la valeur de trois arpents. Mais il ne s'agit pas d'une caractéristique absolue ni dans la situation de l'arpentage initial ni dans celle qui résulte des modifications d'habitat. Dans le premier cas, « trois arpents » est loin de dominer, à en juger par l'exemple de la Côte-de-Beaupré en 1663 (Trudel 1973); les 130 lots considérés se groupent en treize classes dont la plus importante est celle de deux arpents; celle de trois fait 22 pour cent du total. Le second cas enregistre le résultat soit des divisions des terres dans le sens de leur longueur soit des élargissements de propriétés par regroupement; en 1821, lors de l'enquête sur l'agriculture, la largeur de trois arpents, arrivant aussi au deuxième rang, ne représentait que 26 pour cent des 11 699 lots pour lesquels des statistiques étaient fournies. Annuaire du Québec (1922) calcul à partir du tableau, p. 366.

9 Pour montrer l'étendue des variations locales, ces terres ont beau donner sur la rivière, elles n'y sont pas perpendiculaires; de plus, le chemin de rang ne fait pas un angle droit par rapport aux lots, et il les traverse par le milieu (et non à leur extrémité). Bref, rien de conforme au prétendu modèle uniforme.

10 Exploitation à nos risques du Terrier (Trudel 1973). Il s'agit à la fois des rangs habités et prévus dans l'immédiat.

11 Relevé à partir des Cadastres abrégés (Bas-Canada 1862-63). Le nombre de rangées d'avant 1760 ne faisait que 18 pour cent de celles de 1860 (seules les seigneuries sont considérées).

Bibliographie

ARCHIVES DU QUÉBEC 1722 Arrêt du Conseil d'État du Roi... pour le district des paroisses de ce pays. Subdivisions du Bas-Canada, Québec, 1853.

————— 1731 Aveu et dénombrement de Messire Louis Normand, île de Montréal (Québec : Rapport Archiviste du Québec pour 1941-42)

————— 1721-1745 Aveux et dénombrements des Seigneurs de la Nouvelle-France (Québec : Archives nationales), 3 vol.

BAS-CANADA 1863 Cadastres abrégés des seigneuries (Québec : Imprimeur de la Reine), 7 vol.

BEAUREGARD, L. 1984 « Géographie historique des côtes de l'île de Montréal » Cahiers de géographie du Québec 73-74, 47-62

BIAYS, P. 1984 « Paysages agraires et types d'habitat rural au Canada » Dossiers des images économiques du monde (Paris), 89-112

BLANCHARD, R. 1953 L'Ouest du Canada français (Montréal : Beauchemin)

BOUCHETTE, J. 1815 This Topographical Map of the Province of Lower Canada (London : Faden)

BOURDON, J. 1641 Carte depuis Kebec Jusque au Cap de Tourmente (Québec : manuscrit)

CARVER, J. 1776 A New Map of the Province of Québec... 1763 (London : Sayer and Bennett)

COLLET, M. B. 1721 « Procès-verbaux sur le district des paroisses de la Nouvelle-France annotées par M. l'abbé I. Caron » Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec pour l'année 1921-22 (Québec : Archives nationales)

COURVILLE, S. 1981 « Contribution à l'étude de l'origine du rang au Québec » Cahiers de géographie du Québec 65, 197-236

DAINVILLE, F. de. 1964 Le langage des géographes... 1500-1800 (Paris : Picard)

DECHÊNE, L. 1974 Habitants et marchands de Montréal au XVIIIe siècle (Paris et Montréal : Plon)

DEFFONTAINES, P. 1953 « Le rang, type de peuplement rural du Canada français » Cahiers de géographie du Québec 5, 1 -30

DULONG, G., et BERGERON, G. 1980 Le parler populaire du Québec (Québec : ministère des Communications et Office de la langue française)

FERRON, M. 1974 Les Beaucerons, ces insoumis, 1735-1867 (Montréal : HMH)

GÉDÉON DE CATALOGNE 1709 Carte du gouvernement du Québec... du gouvernement des Trois-Rivières... (Québec). Dressées par J.B. de Couägne.

————— 1915 « Mémoire sur les plans des seigneuries et habitations... 1712-14 » Bulletin des Recherches historiques 21, 3 parties.

GUÉRIN, L. 1898 « L'habitant de Saint-Justin » Mémoires, Soc. Royale du Canada (Ottawa : SRC)

HAMELIN, L.-E. 1986 « Les concepts du rang au Québec » 450 ans de noms de lieux français... (Québec : Commission de toponymie)

HARRIS, R. C. 1984 The Seigneurial System in Early Canada (Montréal : McGill-Queen's)

—————— 1987 Historical Atlas of Canada vol. 1 (Toronto: UTP). Également en français

JARNOUX, P. 1986 « La colonisation de la seigneurie de Batiscan aux 17e et 18e siècles: l'espace et les hommes » Revue d'histoire de l'Amérique française 40, 163-91

KALM, P. 1749 Voyages au Canada en 1749 (Montréal : Tisseyre, 1977)

LAHONTAN, L. A. de Lom d'Arce 1983 Nouveaux voyages en Amérique septentrionale (Montréal : L'Hexagone). Lettres de 1683 à 1694.

MARTEL, F. 1986 Arpentage et concession des terres au Québec sous le Régime français (Québec : Arpentage)

MATHIEU, J., et BRISSON, R. 1984 « La vallée laurentienne au XVIIIe siècle: un paysage à connaître » Cahiers de géographie du Québec 73-74, 107-123

MURRAY, J. 1760-62 Plan of Canada... (Québec). Cartes.

PERRAULT, C. 1969 Montréal en 1781. Déclaration du fief et seigneurie... (Montréal : Payette)

QUÉBEC 1922 Annuaire du Québec (Québec : Bureau de la Statistique)

ROY, C. 1967 Histoire de L'Assomption (Montréal : Commission des Fêtes du 250e)

ROY, J.-E. 1897-98 Histoire de la seigneurie de Lauzon (Lévis : Mercier)

ROY, P.-G. 1923-32 Inventaire des procès-verbaux des Grands Voyers (1667-1841) (Beauceville : L'Éclaireur)

SALONE, E. 1905 La colonisation de la Nouvelle-France (Trois-Rivières : Boréal)

SCOFIELD, E. 1938 « The Origin of Settlement Patterns in Rural New England » Geographical Review 28, 652-63

SOCIÉTÉ DU PARLER FRANÇAIS 1930 Glossaire du parler français au Canada (Québec : Action sociale)

TRUDEL. M. 1973 Le terrier du Saint-Laurent en 1663 (Ottawa : Université d'Ottawa)

UHLIG, H., et LIENAU, C. 1967-1974 Matériaux pour la terminologie du paysage agraire (Giessen : Lenz-Verlag)

UNIVERSITÉ LAVAL 1984 « Rangs et villages du Québec » Cahiers de géographie du Québec 73-74, 1-322. Sous la direction de S. Courville

VILLENEUVE, R. de 1688 Carte des environs de Québec en la Nouvelle-France (Québec)