À propos du contenu

Le rang constitue un élément majeur du Québec, tout comme le sont, à leur façon, la langue française, la religion catholique et le code civil, le Saint-Laurent, l'hiver et l'arrière-pays nordique, le Canada et les États-Unis, les Autochtones et les autres ethnies. Tous ces grands thèmes sont même liés au double plan matériel et culturel.

L'écoumène de type linéaire occupe une bonne partie du Québec méridional, notamment, les Basses Terres du Saint-Laurent, les Laurentides, les Appalaches (comprenant la Gaspésie), la dépression du Saguenay-Lac-Saint-Jean de même que l'Abitibi.

Deux objectifs linguistiques sont poursuivis. Le premier, de tradition lexicologique, rassemble les entités existantes qui décrivent le rang pluriséculaire. Le second, relevant plutôt de la terminologie, s'intéresse à l'approfondissement des notions de même qu'à la cohérence et à la complétude du vocabulaire.

La démarche se rapporte surtout à la langue commune et, minoritairement, à des langues de spécialité. Les phénomènes à appréhender sont rendus par des mots, des termes et des noms de lieux. Au sujet de cette dernière catégorie d'entités, le répertoire ne s'intéresse systématiquement ni aux appellations des rangées ni à celles des chemins de rang; en effet, à elles seules ces désignations rurales, anciennes ou présentes, officialisées ou non, doublets contemporains ou consécutifs, véritables ou surnoms, s'élèveraient à quelques dizaines de milliers.

Une histoire panoramique du concept de l'habitat aligné tant en Europe qu'au Québec sera suivie d'une présentation détaillée d'un répertoire dont une partie des entrées portent le formant même de rang.

Quelques caractéristiques du vocabulaire

La terminologie nécessite un double effort, singulier et pluriel : « singulier », au sens où le nyme est soumis à une recherche fouillée s'étendant théoriquement d'une notion à une dénomination (sans bouder la démarche inverse); « pluriel », en ce que ce nyme, apparemment autonome, est lié à plusieurs autres; évoluant à l'intérieur d'un circuit, il fait partie d'une famille.

Dans l'établissement ordonné de la nomenclature du rang et de ses éléments, une première opération consiste dans le repérage des unités. Des relevés sur le terrain, le dépouillement de nombreux textes et cartes de même que l'étude des synonymes et sens voisins ont permis d'identifier des milliers d'entrées. Un tel bagage se rattache à trois catégories vocabulairiques : mots du langage courant, termes techniques, toponymes.

Les notions qui ne sont qu'« apparentées » au sujet constituent des champs d'exclusion. En conséquence, terre et lot ne sont pas accompagnés du vocabulaire pédologique, savoir qui serait pourtant nécessaire dans un regard spécifique sur l'agriculture; de même, les désignants chemin et route n'incluent pas le glossaire ingéniérique de la voirie; ailleurs, il sera question de maison sans que le parler de l'architecture n'y soit; enfin, les expressions rendant les gens du rang comporteront peu de références à la démographie, biologie et sociologie. Bref, comme dans chaque nomenclature, l'élaboration de la famille des entités rangiques exige de multiples éliminations; autrement, étant donné l'extension culturelle du mot vedette rang, il faudrait presque produire un dictionnaire du Québec, complet, encyclopédique et universel.

Tableau 2 : Famille de rang.

Ordonnance notionnelle; classes majeures.

Classe initiale Classe dérivée Exemple
caractère traits généraux chemin de rang
socio-culturels école de rang
répartition Europe occidentale ancienne rangée
Québec rang du Fleuve
Amérique anglaise range
imaginaire lexique de base rang
concept rang-schéma
opinion « habitant »
oeuvre littéraire Trente arpents
art rang-patrimoine
toponyme; odonyme Le P'tit Rang

La seconde action consiste dans l'agencement de la masse des entrées en un ensemble ordonné. L'opération est difficile car « un même sujet peut être envisagé sous une grande diversité d'angles » (Guy Rondeau, Montréal, 1981). Une localisation théorique et globale doit, au préalable, être faite à partir de la configuration notionnelle de chaque entité; le site ponctuel à occuper répond à une ordonnance générale du champ qui porte en terminologie l'appellation d'arbre de domaine. Dans l'élaboration d'un tel ordre dorsal, plusieurs choix structurels sont possibles : catégories formelles ou fonctionnelles des désignants, familles lexicale et sémantique, types morphologiques des phénomènes, événements par période, regroupement nucléaire ou élargi, répartition territoriale des nymes. Si, dans le répertoire du rang, comme dans les autres répertoires d'ailleurs, les mots, les termes et les noms de lieux ne sont pas agencés selon une structure arborescente, les préoccupations relationnelles du genre n'ont toutefois pas été absentes dans le traitement des articles, en particulier, dans l'identification des renvois.

L'abondance marque ce répertoire d'expressions québécoises. Presque toutes les lettres de l'alphabet possèdent des entrées; évidemment, c'est la lettre R qui en comprend le plus, avec environ 150 membres provignés et associés.

En plus de la racine rang, de nombreux troncs servent à construire le vocabulaire rangique; il en est ainsi de chemin, lot ou terre et, surtout, de concession ou côte. Se sont également développées de petites familles d'entités autour de mots ou concepts comme about, arpent, batture, cordon, gens, habitat, journée, maison, montée, pont, seigneurie, township (canton) et village.

Une étude prioritairement terminologique du vocabulaire du rang devrait-elle garder beaucoup de mots issus de la langue courante? Il faut répondre par l'affirmative, car leur abandon causerait un recul de compréhension. Ce niveau lexical, en plus d'être accessible à maints usagers, atteste de la pénétration profonde de la notion de « rang » dans la culture populaire. Cependant, depuis quelques décennies, le vocabulaire rural se spécialise et se resserre; des entités anciennes sont l'objet de définition plus précise; naissent des néologismes, en principe monosémiques; cette évolution apporte au vocabulaire quelques traits d'une langue de spécialité. De plus, une certaine théorisation du vocabulaire conduit à élaborer des outils analytiques et englobants, comme cycle de rang, ce dernier rassemblant même plusieurs douzaines d'entités.

Le rang correspondant à un territoire agro-forestier ne se retrouve que dans la partie méridionale du Québec; le phénomène ne caractérise donc pas tout le territoire provincial; en conséquence, le vocabulaire du rang sera peu nordique. Le formant nord, qui qualifie des centaines de toponymes, n'exprime qu'une orientation cardinale, non une nordicité de fond.

Le rang comme système de peuplement constitue un don de l'Europe agricole, en particulier des Pays-Bas; plusieurs régions de l'Amérique du Nord vont en profiter. Mais, influencée par une philosophie coloniale, l'expérience rangique est demeurée le fait des non-Autochtones. Au Québec, à côté des francophones (incluant des Acadiens), des anglophones ont aussi « fait du rang », et cela en Estrie, dans l'Outaouais, les Laurentides, en Montréalie et Gaspésie. Ce système agraire est donc une pratique polyethnique.

Le langage est fortement marqué par l'imaginaire; d'une part, des dizaines de milliers de toponymes et d'odonymes en attestent; d'autre part, des énoncés comme « habitants de rang », « venir des concessions » de même que des personnages, tels « Chapdelaine » et « Menaud » ou des romans dont « Trente arpents » sont chargés de matière autant fictive que réelle.

L'histoire du mot rang au sens québécois

Une définition détaillée de rang sera donnée dans la partie répertoire mais d'entrée de jeu, voici une présentation simple de ce phénomène rattaché au système de l'habitat aligné : « Terroir rectangulaire subdivisé en lots parallèles et comportant des maisons habitées le long d'un chemin. »

Au cours de l'histoire, le mot rang n'a pas connu une évolution uniforme et une synchronie rigoureuse à l'intérieur des quatre domaines de langue considérés dans cette introduction (en langue commune, en langues techniques, en onomastique et en littérature).

En langue commune

Rang constitue une entité plongeant ses racines dans l'allemand et le francique hring. Des contextes (sous forme de rin, se rapportant à une occupation agricole en longueur et située à la bordure de la forêt) datent des XIVe et XVe siècles; ainsi se trouve située une acception du mot par rapport à sa future aventure nord-américaine. Sous d'autres vocables, la chose est connue, notamment aux Pays-Bas, en Allemagne et en Pologne.

En France, avant 1900

Le régionalisme rang à titre de « peuplement aligné » n'a pas été retenu dans le vocabulaire national. Cette position pourrait refléter la faible utilité de la notion rangique d'un Hexagone qui connaît plutôt l'habitat de type « groupé » et celui de type « dispersé ».

En conséquence, les documents officiels sur le Canada, surtout ceux qui sont rédigés en France, sont avares de l'entité rang. Même Gédéon de Catalogne qui, en 1709, représente si bien le phénomène rangique sur carte ne semble pas utiliser le mot. Ce dernier n'est cependant pas absent : concession est utilisé par le clerc français P.J.R. Desjardins en 1793, rang par Isidore Lebrun en 1833 ainsi que par Edme Rameau de Saint-Père au milieu du XIXe siècle. Toutefois, la fréquence d'emploi demeure si faible que le Québécois Léon Gérin dira de ses travaux pionniers sur l'Habitant présentés en France dans les années 1890 que « ses professeurs ne connaissaient pas le rang du Canada français ».

Pourtant, la France a, comme en réserve, un arsenal lexicographique utilisable par le système agraire des bords du Saint-Laurent. Au début de la plus importante période de colonisation au Québec, L.-A. Bescherelle dans son Dictionnaire consigne rangée de maisons, rang d'en haut, rang d'en bas, de rang à rang, dernier rang, Grand rang et range ainsi que cet énoncé : « les terrasses d'un rang de maisons servent de rue au rang qui les domine ». Autant d'homonymes métropolitains proximaux dans l'horizon du peuplement aligné de la colonie nord-américaine.

Au Canada

Le mot rang doit se tailler une carrière de « hors-la-loi », ce qui ne facilite ni son développement notionnel ni un triomphe rapide sur ses concurrents dont seigneurie, côte, concession et paroisse.

Malgré ces conditions défavorables, le système s'implante dans le paysage et l'entité apparaît dans des écrits d'ici. Marcel Trudel a trouvé rang dans l'Exposé des Jésuites en 1664; le mot existe aussi dans les Ordonnances de 1688 et autres archives. Les Registres paroissiaux notent un baptême au Second Rang de Boucherville en 1703. Les procès-verbaux des paroisses (1722) mentionnent rang une trentaine de fois, surtout dans la région de Québec. Dans leurs actes, si des notaires incorporent le mot rang, ils préfèrent encore côte mais le peuplement demeure localisé bien près du Saint-Laurent. Les Grands Voyers sont plus hardis; avant la Conquête, ils rapportent des dizaines de mentions de rang, et le mot concession ne le concurrence qu'à partir de 1747. La correspondance contient aussi des occurences rangiques; Fernand Grenier de l'Université Laval relève que Pegaudy de Contrecoeur a, au XVIIIe siècle, des soldats issus d'un « 3e rang ». À partir de 1721, les Aveux des seigneurs fournissent soixante exemples localisés. Bref, ce relevé documentaire très incomplet comprend environ 300 contextes de rang. De plus, comme ils apparaissent sans explication dans les documents, on peut supposer que les énoncés sont bien connus des locuteurs. Un tel enseignement termine le débat de la présence ou non du mot rang avant 1760. Pour comprendre alors l'affirmation surprenante à l'effet que le « mot rang lui-même n'avait pas cours sous le Régime français », il faut probablement l'appliquer à la nomenclatu re dictionnairique de Paris ou à des corpus particuliers.

Au XIXe siècle, grâce à l'appui indirect du mot presque homonyme de range (subdivision rectangulaire du township), du recul de côte pour désigner des habitats alignés maintenant à l'intérieur ainsi que de la multiplication des unités de peuplement par paroisse, l'emploi de rang va devenir moins réservé. En 1831, les cartes de l'arpenteur Joseph Bouchette comportent des toponymes de rang. Au cours de la décennie 1840-1850, des littéraires et des journalistes, dont Guillaume Lévesque, incorporent dans leurs textes côtes et rangs. C'est au milieu du XIXe siècle que rang en vient à connaître un usage régulier; tout comme habitant au sens de « cultivateur », il s'est donc propagé en retard par rapport à sa réalité. En 1863, l'ouvrage de Stanislas Drapeau présente des schémas de rang et de chemins de rang. Dans le gref d'un notaire de la Mauricie, rang prend son essor après 1860. Les relevés cartographiques de Suzelle Blais feront dire à son préfacier, le lexicologue Marcel Juneau : « rang ne se profile sur les cartes qu'au XIXe siècle ». C'est alors par milliers que l'on relève les occurences de rang dans les Rapports du Commissaire des Terres et d'autres documents des Ministères où, administrativement, la colonisation est présente. De plus, ce mot devient en quelque sorte favorisé par la langue du cadastre (1870) et consacré par l'immense inventaire de J.-C. Langelier (1891) de même que les travaux de Pelland (1908). Rang devient un québécisme populaire de sens.

Aujourd'hui, si l'on n'ouvre plus de rangées, du moins pour l'agriculture, le mot vit dans les réalités rurales ainsi que dans les mythes urbains. Au Québec, le toponymie et l'odonymie témoignent toujours de l'intense histoire rangique. Les vastes panneaux indicateurs de la route transcanadienne entre Montréal et Québec mentionnent une dizaine de rangs et de chemins de rang, expressions qui étonnent le visiteur non habitué à un tel langage historique. Depuis peu, des cartes du réseau routier font voir une dizaine de milliers de noms de lieux, utilisant divers génériques : rang, côte, concession et même village. L'« esprit de rang » apparaît aussi en régiologie, par exemple, dans la désignation de nouvelles municipalités de comté : Maria-Chapdelaine, Antoine-Labelle et Pays-d'en-Haut, appellations qui rappellent de célèbres aventures rangiques dans les Laurentides. En 1984, dans la région de Lévis-Lauzon, s'ouvre un « cégep de rang », expression familière.

Par comparaison, en Ontario, le mot concession (anglais) est largement utilisé au sens de « rang » alors qu'au Nouveau-Brunswick, on trouve range, rang, row et tier, en plus.

Concernant le langage, des enquêtes récentes, dont celles du Parler populaire du Québec, ont relevé des centaines de situations thématiques de rang. À défaut de statistiques précises, on peut supposer que la langue commune est alimentée par deux groupes démographiques : les cultivateurs pour qui le mot est essentiel et les gens des agglomérations qui redécouvrent la ruralité. Peut être envisagée l'hypothèse d'une compensation quantitative de ces deux fréquences évoluant en sens inverse : atténuation d'emploi de rang chez les rangiens agricoles devenant moins nombreux et progression du mot chez les nostalgiques issus de la ville; ainsi, le parler des visiteurs l'emporterait sur celui des résidents. En même temps, la notion rangique change : un « rang-patrimoine », d'une part, et un « rang d'affaires », d'autre part, supplantent le séculaire « rang genre de vie ». Un autre aspect s'altère aussi : le type dominant est de moins en moins celui de « rang de canton »; on se réfère à un « rang-schéma », signe plus universel du phénomène.

À l'intérieur du Québec méridional, la fréquence régionale de rang n'est pas égale. Pendant environ deux siècles, le mot n'est connu que sur les rivages et arrière-rivages du fleuve et de ses bas affluents. Au XIXe siècle, il gagne les nouvelles « colonies » des Cantons-de-l'Est, des Laurentides, de la Gaspésie, de l'estuaire sud et du Saguenay; ici et là, range existe aussi. Au XXe siècle, le Nord-Ouest, notamment l'Abitibi, s'ouvre à la colonisation et le mot rang continue à servir d'emblème de la conquête terrienne. Cependant, le système sera durement affecté par le repli campagnard qui suivra de très près. À l'intérieur du Pré Nord, une rapide évolution se produit; une vue diachronique fait voir une fermeture hâtive de nombreux établissements; l'espérance de vie des rangs, les derniers d'ailleurs à avoir été ouverts au Québec, est brève. En conséquence de ces abandons à la périphérie de l'écoumène agricole, le principal territoire du parler rangique va de nouveau se retrouver dans les meilleurs sections de la plaine du Saint-Laurent; par ce repli imprévu mais compréhensible, la première région à « rangs vifs » sera, en 1950, de nouveau localisée en Montérégie, tout comme elle l'avait été il y a deux siècles. Ces immenses modifications dans l'espace de référence sont accompagnées de changements notionnels et d'ajustements vocabulairiques.

En France, au XXe siècle

La reconnaissance rangique continue à se faire lentement. En 1890, Élisée Reclus utilise le mot européen de village pour désigner les séries répétitives de fermes en aval de Québec. Émile Salone en 1905 reprend la côte vieillie de Lahontan. Dans sa monographie sur la colonisation en 1928, Georges Vattier n'écrit rang que peu de fois. L'année suivante, l'ouvrage classique de l'historien Gabriel Hanotaux ne comprend pas rang et ses concessions n'énoncent pas l'idée d'une rangée d'habitations plutôt régulièrement espacées. Il faut attendre le géographe Raoul Blanchard dans la Revue de géographie alpine publié à Grenoble en 1930 pour avoir une bonne description d'un fait qu'il qualifie pourtant de « curieux »; comme son compatriote Louis Hémon, il met le mot entre guillemets. Pierre Deffontaines de Barcelone en 1953 et le linguiste Pierre Gardette de Lyon font un bon pas en considérant le phénomène comme un « type normal de peuplement ».

En 1969, l'identification de rang comme « canadianisme de bon aloi » par l'Office de la langue française du Québec - à la suite de la présence du mot chez Oscar Dunn 1880, Sylva Clapin 1894, Narcisse-Eutrope Dionne 1909, le Glossaire 1930, L.-A. Bélisle 1957, le FEW 1959 - favorisent la reconsidération de l'acception québécoise par les dictionnaires de Paris.

Des dictionnaires français récents ont accepté rang et route, accompagnés cependant d'une marque spatiale du genre, « se dit au Canada ». Puisque cette « réincarnation » parisienne correspond plutôt à une récupération d'héritage, il ne peut s'agir d'emprunt ou de xénisme. L'époque clandestine du mot rang au sens d'« habitat aligné » qui avait commencé dès le début de la colonie arrive à sa fin, de part et d'autre de l'Atlantique.

Ainsi, la France aura davantage appuyé le rang comme système agraire qu'elle ne l'a designé par la lexie rang.

En langues techniques

Par rapport au domaine précédent, la spécialisation apparaît récente; l'étude scientifique du rang n'a qu'un siècle. Des linguistes sont d'avis qu'une langue de spécialité est à la terminologie ce que la langue courante est à la lexicologie; la démarche passant d'un réseau notionnel à des dénominations semble être inverse à celle du dictionnaire de langue qui partirait d'une nomenclature pour se rendre à des définitions. Dans le cas du rang, les efforts de compréhension des choses et de leurs entités ne nous apparaissent pas si distincts. La monosémie qui, en principe, caractérise les termes des langues de spécialité favorise l'analyse et le classement de ces derniers suivant un déroulement notionnel rigoureux vers des classes dérivées de plus en plus spécifiques. En fait, le vocabulaire du rang est encore trop près de la langue courante et le développement théorique de la matière trop peu avancé pour constituer un réseau uniquement terminologique.

Ni le concept du rang ni le mot ne sont nés au Québec. Les langues germaniques ont joué un rôle initial dans les formulations à la fois des notions et des entités. Ces dernières remuent les signes de forêt (wald), de champ (huf), de caractérisation linéaire de l'habitat (reihe), de village (dorf) et le long de voie (strass). Le peuplement européen en longueur est dit waldhufendorf en Allemagne et wegdorp (chemin, peuplement) aux Pays-Bas. L'équivalent fait village-rue en France, ulicówka en Pologne, range au Québec anglais et long-lot system aux États-Unis. Ces entrées sont à la fois des mots en lexicographie et des termes en terminographie. Les parlers régionaux ont véhiculé plus ou moins clairement la signification de ces expressions étrangères et qui ne sont pas tout à fait équivalentes.

La promotion des idées et des nymes à partir de la langue commune vers des langues de spécialité touche au moins trois champs spécifiques. Le fait peut être convenablement accompli dans deux d'entre eux : rang comme chorême ou modèle spatial chez les dessinateurs théoriciens ainsi que comme fait d'arpentage ancré sur la géodésie; dans ce deuxième cas, range of lots, rang [rue] de village répondent à des niveaux de spécialisation. Pour sa part, la notion même de « rang » milite en faveur d'une pénétration au moins partielle dans les langages scientifiques; c'est que les expressions nouvelles de rang-schéma et rang d'arrière-fleuve ainsi que la reconnaissance de range comme entité historique de peuplement ont, respectivement, une charge sémantique qui pourrait être techniquement exprimée.

Quelques auteurs voudraient réserver à rang le sens de « rangée d'habitations rurales sous le système exclusif du franc et commun soccage » et laisser à concession la fonction de désigner les alignements en système de tenure française; une telle interprétation semble faiblement documentée.

En onomastique

Même si ce répertoire ne rassemble pas les dizaines de milliers de noms propres de Rang, cette introduction ne peut se priver d'un regard minimal sur le sujet. Le trait de topolecte entretient la vivacité de l'entité et favorise son usage dans la langue courante; cette dernière est en quelque sorte soutenue par le rendu toponymique qui va à sa rencontre.

Puisque rang renvoie à « espace habité », sa fonction choronymique (ici, toponyme, odonyme, régionyme, éponyme) est étroitement associée à l'histoire totale du phénomène. La connaissance des concepts du rang fournit une introduction nécessaire à la compréhension des désignants territoriaux. À partir du XIXe siècle, ces derniers acquièrent de multiples occasions d'emploi. Le toponyme rangique, le nom de la paroisse et même le numéro de lot participent à l'identification et à l'identité de chaque famille terrienne; la distribution du courrier aux « boîtes à malle » se fait rang par rang; les conseillers et les commissaires d'école répondent à une telle appartenance locale; sociologiquement et économiquement, on est de tel rang et non de tel autre. Aujourd'hui, l'intérêt des « rangiens du dimanche » se fixe sur un lot précis, parfois patrimonial, à l'intérieur d'une rangée particulière. En conséquence, les toponymes correspondants de rang entrent obligatoirement dans le langage usuel.

Le grand nombre des localismes et régionymes de rang pose problème. D'une part, le relevé des noms populaires et officiels demeure très incomplet; peut-être qu'un tiers seulement ont été identifiés mais sans être rassemblés dans une seule publication. D'autre part, il faut identifier ce que l'on désire compter; ne sont pas équivalents le nombre des rangs un jour « créés », celui des rangs « vifs » à tel moment donné, celui des rangs « dessinés » sur les cartes, celui des rangées de peuplement spécifiquement « identifiées » par le mot rang, celui des « chemins de rang », enfin, celui des Rangs dans les archives toponymiques.

Généralement, si le parler populaire ne se fait pas trop de soucis des situations polysémiques et grammaticalement déviantes, les services gouvernementaux cherchent des dénominations claires, monosémiques et légales, même au prix d'un vide émotif et culturel.

Un regard un peu approfondi des noms de rang, des gentilés et des odonymes (chemins de rang) conduit à plusieurs préoccupations dont la concurrence des génériques côte et concession, la composition formelle des expressions, l'hagionymie, la polynymie, l'utilisation des points cardinaux, le chiffrage, les déformations phonétiques, l'influence de l'anglais, les désignants insulaires, les anomalies (deux fois plus de Troisième rang que de Premier rang), les messages sémantiques du générique, les rapports entre la choronymie et la langue courante, la normalisation, sans considérer les désignants en Ontario et au Nouveau-Brunswick. En contexte québécois, la toponynie de Rang offre donc un immense champ de recherche.

En littérature

Les productions rangiques, qu'elles soient littéraires ou artistiques, laissent voir l'un ou l'autre des traits suivants.

a) Elles parlent très peu de la chose mais utilisent néanmoins le mot rang (ou ses principaux synonymes, côte ou concession);

b) sans se servir des signes vocabulairiques précédents, elles disent quelque chose du sujet agraire;

c) au mieux, elles exploitent abondamment l'entité lexicale de rang et la notion du phénomène;

d) tout à l'opposé, elles évitent d'en faire le moindre état tout en demeurant paradoxalement dans la ruralité, cas de passivité volontaire.

Si certains auteurs attribuent à leurs personnages ruraux quelques aspects « psy », aucun ne semble avoir choisi le thème de l'isolement, pourtant supposé être l'une des caractéristiques des gens de l'habitat aligné, comme fil d'ariane d'une découverte profonde de l'âme.

Une période aussi longue qu'un siècle et demi et une Laurentie non homogène font naturellement poser la question de la division de l'histoire littéraire rangique suivant le temps et l'espace.

Découpage chronologique

Se présentent deux grandes périodes. Dans la première, qui dure de 1840 à 1940 environ, le sujet est généralement noyé dans une idéologie politico-terreuse et dans un cadre paroissial prééminent.

Lors de la seconde période, la littérature québécoise entre dans une phase critique, évaluatrice, intérieure ou adulte. Le rang comme tel est de nouveau dévalorisé car il subit sans discernement la condamnation de toute la ruralité passéiste. Au cours des dernières décennies, ni les thèmes de la ville ni ceux de l'indépendance ne servent le rang comme sujet littéraire.

Ainsi, durant la totalité de ces âges, les « façons imaginantes » sont brimées, pour reprendre un énoncé que Jean-Charles Falardeau applique à l'ensemble de la littérature du pays. La très grande majorité des « écrivains à rangs » n'expriment qu'une matière agraire éclatée; ils parlent davantage d'un lot, d'une ferme, d'une maison, d'un habitant, d'un curé, d'un agent des terres, d'une famille, d'un toponyme, d'une école, d'un chemin que de l'aspect communautaire, intégré des constituants physiques et mentaux du rang, bref, du rang d'abord. Aussi, même au plan d'un pur réalisme, ne possède-t-on toujours pas de développement romanesque élaboré du système rangique.

Régionalisme

Frappe d'abord la répartition plurirégionale. L'universalité du rang au Québec du Sud est donc perçue. Cette constatation n'équivaut cependant pas à dire que les rendus régionaux soient uniformes. Quantitativement, dominent les Laurentides à partir du Saguenay jusqu'à l'Outaouais. En partie , la position de pointe de la Mauricie est liée au grand élan littéraire de la décennie 1930-40. La Mauricie, le Nord de Montréal et Charlevoix, qui ne représentent pas des aires à rangs nombreux, affichent un indice spécifique élevé. Cette différentialité aréale tient pour une bonne part au choix délibéré des auteurs.

Vue panoramique

Ce court survol fait d'abord reconnaître l'existence du mot rang et du thème « rang » dans les oeuvres littéraires du Québec. Un roman emploie l'entité plus de cent fois. Benjamin Sulte (1884) écrit Le Défricheur lors de la lecture de Jean Rivard; J.-B. Proulx, lui, emprunte trois personnages aux écrits de Gérin-Lajoie. Souvent, la fonction localisatrice du mot l'emporte sur un développement conceptuel poussé de la chose. Si les faits d'occurrence occupent toute la période d'un siècle et demi, l'âge d'or des romans parlant du rang se loge vers 1925-1950; le Québec est précisément à l'époque où le nombre total des rangées occupées continue à diminuer, et cela malgré les nouvelles concessions ouvertes durant la Crise. Plusieurs romanciers et poètes ne sont que faiblement rangiens de résidence ou de mentalité; aussi peuvent-ils davantage prétendre connaître le rang des campagnes qu'ils ne le comprennent profondément; une telle limite, inquiétante en pure science, ne semble pas un handicap dans le champ de l'imaginaire.

L'engagement des littéraires est limité. Aucun livre ne comporte rang dans son titre, à l'exception de l'énoncé « École de rang ». Il est surprenant que des écrits idéologiques favorables à la colonisation et au rang n'utilisent guère ce dernier mot. Une certaine pudeur s'exerce toujours à son endroit. S'explique-t-elle par le fait que, jusqu'à récemment, Paris ne consigne pas l'acception québécoise? Ou que le thème « sol » concurrence tout? Ou que l'on accorde trop d'importance à l'aspect mobile du concept de l'espace? Ou que des auteurs veulent protéger la réputation comme sacrée d'une structure nationale? Quoi qu'il en soit, le rangien comme tel est moins célébré que le bûcheron, le coureur de bois, le colon et même le paroissien.


La vivacité du mot rang doit être signalée. Il triomphe presque totalement de côte, de range, de concurrents mineurs de même que partiellement de concession. Cette promotion n'est pas imméritée; pour exprimer une forme d'habitat aligné qui dépasse l'aspect « lot » des arpenteurs et dont la très grande majorité des exemples ne sont pas situés sur les rivages mêmes, rang offre plus de convenance notionnelle et de références historiques eurocanadiennes que concession et côte.

Le mot rang ne fonctionne pas de la même façon dans chacun des quatre champs que sont la langue commune, les langues de spécialités, la toponymie et la littérature; la notion n'est pas utilisée uniformément d'un domaine linguistique à l'autre. Par exemple, les « matières » littéraires, comparées à celles des noms de lieux, reflètent davantage la synonymie et des contours mentaux; en revanche, elles sont moins portées à incorporer des éléments physiques, anthroponymiques et de langue anglaise. Par rapport au parler courant qui, ici, profite de racines fort anciennes et donne dans la polysémie, les langues de spécialité ne font que commencer d'une manière univoque à s'intéresser à ce vocabulaire.

 

D'abondantes références concernant l'histoire du mot rang au sens québécois se trouvent dans Louis-Edmond Hamelin, Le rang d'habitat, le réel et l'imaginaire. Montréal, HMH, 1993, 328 p.

 

Photographie 1

Paysage rangique. Île d'Orléans et Côte-de-Beaupré

Photo Pierre Lahoud, fin de l'été 1988.

Secteurs ruraux de la région de Québec

a- Au premier plan, à Sainte-Famille de l'Île d'Orléans, où il n'y a toujours qu'une profondeur de lots, l'ancien mot de paroisse a suffi; on note les bois et les étangs de ferme de même que les chemins privés (à l'exception de la route vers Saint-Jean, à gauche de l'église).

b- L'autre versant du chenal nord du Saint-Laurent comporte un autre rang simple, situé à l'est de Château-Richer sur la Côte-de-Beaupré; ce mot de côte possède à la fois les sens de façade riveraine, de type de peuplement et de petit abrupt; comme exemple de cette dernière acception, le boisé linéaire central.

La structure agraire actuelle ne montre pas de changements structurels profonds depuis la carte de Jean Bourdon dressée dès 1641. Le peuplement aligné du Québec comprend toujours quatre éléments majeurs: lots allongés et parallèles, rangée d'édifices, chemin de rang perpendiculaire aux terroirs, population résidante. Les deux premiers éléments sont visibles dans le document.

Ici, à l'Île d'Orléans et sur la Côte-de-Beaupré, le paysage rangique exprime le rang du fleuve, l'un des quatre types géo-historiques de rang au Québec.