Témoignage

Lettre de Clément Marchand à Louis-Edmond Hamelin
Trois-Rivières, 22 janvier 1987

 

Cher ami,

Peu de temps après notre rencontre de juin dernier, je reçus votre étude sur Le mot rang au sens d'habitat dans la littérature au Québec. Je me mis à la lire immédiatement car j'avais en main une pièce maîtresse exécutée avec le tour, la clarté, l'inventivité et la précision verbale qui sont vôtres. Je tenais à la relire, à l'approfondir de mon mieux avant de vous écrire ce mot. Croyez-le ou non, bousculé par les situations et les circonstances, il m'a fallu attendre près de six mois pour m'offrir ce plaisir.

Cette monographie du mot rang m'a impressionné par la hardiesse et la nouveauté des énoncés. Il faut tenir compte qu'en traitant ce sujet vous ne pouviez compter sur aucune tradition. Il vous fallait ouvrir votre propre sillon et, d'une façon surprenante, le mener là où il n'était pas prévu. Cela nous vaut, par la magie d'un texte très délié et fort allusif, une illustration signée d'un des mots clés du ruralisme québécois si riche de signification, mais en même temps si secret et si complètement replié sur lui-même.

Pour réussir une pareille mise en valeur d'un terme autour duquel s'articule notre histoire et qui, par sa réalité même, atteste mieux que tout la rémanence salvatrice de nos traits paysans, il fallait votre habileté de scientifique jointe au talents précieux du visionnaire et de l'écrivain. À lire ces pages érudites (dans le meilleur sens du mot) on voit s'épanouir, dans une civilisation qui lui est particulière, le petit peuple des rangs d'allure tranquille mais vif et résistant, industrieux comme pas un dans l'art de se débrouiller à même une nature qui n'a jamais été matée, incomparablement patient dans ses relations avec la terre, sans doute heureux de son destin mais, sans conteste, intérieurement remué malgré son apparente inertie. Vous nous restituez un monde rural vivant sa liberté malgré le bât du colonisateur qui courbe son front dans la manifestation d'une soumission plus extérieure que réelle.

Je prétendrais qu'à elle seule votre introspection philologique à l'intérieur du mot rang atteint le coeur même de l'Histoire (celle de la résistance à des forces contraires qui menaçaient la campagne canadienne). Sous votre plume, le rang apparaît alors comme le lieu de la naissance de la croissance lente mais sûre puis de l'affirmation silencieuse d'un triomphant vouloir-vivre. Dans les maisons blanchies à la chaux ou badigeonnées d'ocre, en cet espace habité, qu'on appelle le rang, ne cultive-t-on pas, le soir à la veillée, à la lueur vacillante du lumignon ou sous le cercle étroit de la lampe, le goût des contes et des chansons, le culte des saines traditions et des mystérieuses pratiques venues de France avec tout un cortège de coutumes ancestrales? C'est dans cette atmosphère de remembrance, dans cette aura des souvenirs et des façons anciennes que, pour le moment, dans les rangs des premières paroisses, se vit la grande aventure de la ruralité laurentienne. Quand on possède un tel trésor de sagesse en son esprit, il est possible de dominer le monde en régnant sur son champ. On se sent libre, bien implanté dans le sol, riche de ses promesses à tel point qu'on éprouve une grande facilité à s'adapter à des conditions nouvelles, à transformer les défis de l'Histoire à son avantage. Quel sentiment de fierté éprouve alors l'homme du rang quand, retour de la messe, un midi d'été, debout sur son perron, gauchement endimanché, il regarde pousser son blé, comme un seigneur!

Il me semble à moi qui, tout comme vous, ai passé ma petite enfance dans un rang, que la vie y avait son charme et que le train-train des coutumes, la fidélité aux vieux usages n'avait aucun caractère assommant de routine et d'insatiabilité. Ceux qui n'ont pas vécu sur la terre me traiteraient de demeuré après avoir lu cette phrase. Et pourtant, vous le savez mieux que moi sans doute, le rang avait son rythme vital, son mouvement ascendant dans une sphère de lumière et d'air pur. Les journées, à ma connaissance, y passaient très vite à cause de l'extrême variété des tâches, celles-ci étant beaucoup moins répétitives que les gestes robotisés auxquels se doit l'usinier pour servir la machine entre des murs secoués de bruit. Dans le rang environné par la forêt, envahi par les rasis et les abattis, on goûtait tout de même avant tout la paix, mais il y avait peut-être là une exagération du silence et de l'immobilité, qui pouvait agresser les petites natures. Quand même! Le peuple québécois de ce temps ne connaissait pas encore les terribles inhibitions qui allaient le frapper en sortant de l'agriculturisme, d'une époque d'épanouissement complet dans les champêtreries (que je qualifierais d'idylliques malgré leur mauvais renom) alors qu'il lui a fallu, assez brusquement, sans transition quitter un mode de vie pour un autre, s'urbaniser, délaisser le rang à tout jamais avec meubles et effets, pour gagner ces quartiers grouillants et miséreux avoisinant ou abritant manufactures, fabriques et magasins où l'on travaille désormais pour un salaire peu énorme.

Le rang traditionnel que vous décrivez si bien, je ne le retrouve plus dans la campagne que je connais. Il ne reste plus que très peu de petites fermes agrestes et champêtres. À l'ère des techniques, tout un monde rural a rapidement basculé dans un nouveau mode d'exploitation du sol, lequel confine autant à l'industrie qu'à l'agriculture. Les routes asphaltées, les fils électriques et téléphoniques, les ondes domestiquées et même l'informatique, conjuguant leurs effets, ont rayé d'un trait ce halo d'honnête aisance et d'équilibre paysan que le rang - ce concept, ce type de vie nés de la sagesse campagnarde - avait acquis au cours de deux siècles d'un véritable roman d'amour avec la terre.

Il y aura beaucoup d'autres réflexions à formuler en marge de cet essai qui, selon moi, de par sa pertinence quant au fond et ses qualités formelles, entre dans la catégorie des textes fondateurs. Le corpus idéologique du Québec voit ainsi disparaître une carence que vous avez su, émule de Léon Gérin, combler décisivement.

Le rang, « pensée », comme le décrivait d'un trait Félix-Antoine Savard, lui « qui a le mieux parlé du rang », avez-vous remarqué. Maintenant, je dirais que, vous, vous avez exposé toute la réalité profonde que contient cet humble mot. Vous ajoutez singulièrement aux perceptions de l'auteur de Menaud, en les complétant. J'ai donc beaucoup appris en fréquentant votre travail. J'ai aimé qu'il y soit question autant de «  langue commune » que de toponyme, autant de géographie humaine (au sens où l'entendait votre vieux maître Blanchard) que de l'inconscient collectif et de l'imaginaire de tout un peuple naissant.

J'ai remarqué au passage la mention toute spéciale que vous faites d'une école de pensée, d'une conception de la vie chères à Mgr Tessier et que l'on a baptisées le régionalisme (terme très vite devenu péjoratif). Pour ma part, je veux bien de ce terme dans son sens vrai, et je ne comprends pas que des critiques à l'esprit étroit l'assimilent encore à un terrorisme vide, archaïsant, inutilement énumérateur et descriptif, rhétoriqueur en plus, donc à ranger dans l'armoire aux utilités. Pour moi Daudet, Giono, Bosco, sans parler de Pourrat, de Ramuz et tant d'autres, sont des régionalistes, dans l'acception courante du terme, ce qui ne les empêche pas, dans leurs écrits ayant pour cadre la campagne, de passer allègrement du particulier à l'universel.

Je suis tout à fait heureux et comblé de me voir dédier pareil ouvrage qui est pour moi le triomphe de votre esprit analytique toujours associé à l'âme poétique qui vous habite. Je ne suis pas sûr de mériter cet honneur. De toutes façons, puissiez-vous, en le publiant, l'accompagner de quelques photos suggestives, contenues dans ce trésor iconographique que vous avez su constituer, de connivence avec R. Lionel Séguin, et qui est actuellement sous la garde de François Zeeman, à l'UQTR.

Avant de terminer (car je ne veux pas vous imposer une lettre interminable), qu'il me soit permis une brève allusion à mon propre cas, pauvre de moi, qui, pendant de longues années, ai tellement fouillé les dictionnaires pour y dénicher des synonymes convenables et satisfaisants du mot rang, sans jamais en surprendre. Je n'ai jamais utilisé le mot juste, soit le mot rang, pour la peu valable raison que je lui trouvais une connotation dépréciative, en ce sens qu'il pouvait évoquer quelque chose comme l'infériorité sociale de la campagne par rapport à la ville en tant qu'habitat. Je suspectais anormalement une foule de mots de véhiculer une acceptation du colonialisme, encore présent dans nos annales, à cette époque, car je voyais dans la vocation agricole de nos pères et leur absence des villes où se mènent les combats une conséquence réductrice de l'Histoire. De là donc, ma « réticence » à employer le mot rang. Aujourd'hui je suis tout à fait revenu de ces préventions ridicules. Depuis longtemps, j'admets la nécessité de l'employer, notamment à la place de hameau. La lecture de votre essai me range définitivement du côté de rang, après Hémon et Genevoix, après Nantel, Ringuet et Ferron, surtout en m'autorisant de toutes les impérieuses raisons, tant littéraires que scientifiques, que vous avez groupées pour en déterminer l'emploi.

J'ai donc beaucoup apprécié votre façon alerte de traiter de ce problème de langue qui eût passionné Jacques Rousseau. Nous reparlerons de tout cela quand nous nous reverrons. Qu'il vous suffise, pour l'instant, de connaître ma satisfaction, en marge de ce nouvel effort pour désigner d'un mot propre, exact, expressif, une autre réalité canadienne que l'on ne rencontre nulle part ailleurs. Comme tout ce que vous signez, c'est, dans ces pages, du solide en même temps que du vivace et du mouvant. Votre habileté à circonscrire les contours de l'informulé, à percer le secret des abstractions, à définir ce qui existait dans l'attente d'être nommé, m'a toujours surpris.

Je vous serre donc amicalement la main tandis que Suzanne vous fait la bise, à vous et à Colette.

Clément Marchand